Reproduite grâce à Charles Moreau et avec l'accord de Jacques Guiod
Toutes les notes sont de Richard D. Nolane
Heureusement conservée de longues années par Charles Moreau, cette interview de B. R. Bruss, l'un des auteurs les plus importants des collections "Anticipation" et "Angoisse" du Fleuve Noir, a été réalisée par Jacques Guiod et Alain Lacombe en 1977, peu de temps donc avant la mort de l'auteur. Jacques Guiod pense se souvenir qu'elle avait été réalisée pour une émission qu'animait Alain Lacombe, aujourd'hui décédé, sur Sud-Radio. Mais s'il n'est pas certain qu'elle ait été diffusée à l'époque, il est sûr qu'elle n'a jamais été publiée. On remarquera que, comme tout le monde à l'époque, les interviewers ne savaient pas que B. R. Bruss / Roger Blondel avait déjà publié avant la 2eme Guerre Mondiale. Et que l'auteur s'est bien gardé de les détromper...
Paris, 1931
Né en 1895, René Bonnefoy a publié en effet sous son nom plusieurs romans de littérature générale au cours de l'entre-deux-guerres. Sa participation comme Secrétaire Général à l'Information au gouvernement de Vichy lui vaut de très sérieux ennuis à la Libération. Abandonnant un temps la littérature générale, René Bonnefoy devient en 1946 B. R. Bruss pour la publication de son premier roman de SF, Et la planète sauta. Huit ans plus tard, il entâme une longue carrière au Fleuve Noir sous ce nom. Parallèlement, et cette fois sous le nom de Roger Blondel, il retourne avec talent en 1956 à la littérature générale chez Gallimard. B. R. Bruss et Roger Blondel poursuivront en parallèle leur oeuvre respective jusqu'en 1974, année de la parution du dernier "B. R. Bruss" au Fleuve Noir "Anticipation". René Bonnefoy était aussi peintre et sculpteur, Il est décédé en 1979.
Édition italienne de Et la planète sauta (1961)
Richard D. Nolane
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Ce n'est un secret pour personne, vous avez 82 ans et votre premier roman est sorti il y a une trentaine d'années. On peut donc parier d'une vocation tardive...
J'ai commencé à écrire l’âge de six ans, comme tout le monde, mais je ne suis effectivement auteur que depuis la fin de la guerre (1). J'ai commencé par de la science-fiction avec Et la planète sauta (2). Je dirigeais chez un éditeur plein de veine financière (puisqu'il avait édité Caroline chérie) une collection de science-fiction, ce qui était assez étonnant pour l'époque. Mais cette collection n'a vu qu'un seul titre, le mien, car l'éditeur a eu de gros problèmes d'argent et est mort peu de temps après (3) Il y avait pourtant un second roman en préparation et c'est ainsi que j'ai atterri, au plutôt aluni, au Fleuve Noir, Cela fait près de trente ans, et j'ai dû donner à cette maison une soixantaine de romans de science-fiction au d'angoisse. En moyenne, cela fait deux romans par an. Parfois, cela montait à trois au quatre mais le rythme retombait à un seul quand je faisais du Blondel.
Vous avez commencé en temps que B.R. Bruss mais vous aviez visiblement envie de faire autre chose…
On m'a souvent demandé pourquoi je m'appelais Blondel et Bruss. J'ai peut-être eu tort d'avoir deux noms, il n'est pas bon de se disperser. Il vaut mieux, quand on a publié un volume, continuer dans la même voie, en variant un peu à chaque fois. Grandir dans une ornière, ça ne donne pas toujours des fleurs magnifiques mais ça assure une sécurité. Blondel a donc débuté par Le mouton enragé (4). je l'ai porté chez un éditeur où je croyais avoir un ami qui pourrait m'aider et qui m'a en fait dit que c'était exécrable. Je l'ai alors porté chez Gallimard. Je connaissais un peu Paulhan, qui l'a pris et m'a adressé à l'occasion une lettre brève mais pleine de chaleur. Gallimard a d'ailleurs réédité ce livre à la sortie du film (5), ce qui lui a permis de faire une seconde carrière, pas formidable mais intéressante. Mon deuxième manuscrit ne plaisait pas à Gallimard et c'est Laffont qui l'a pris. Successivement, il y a eu L'archange (6), Bradfer et l'éternel (7) et Le boeuf (8). Je suis maintenant chez Lattes, avec quatre livres parus et un cinquième pour la rentrée (9).
Les fontaines pétrifiantes ?
C'est cela. Ce n'est peut-être pas mon livre le plus actuel mais c'est celui qui est le plus mêlé à la vie courante.. Il touche à des événements qui se rapportent un peu à Mai 68. C'est la critique et même la satire des méthodes de ressassement dans les universités et dans la vie de tous les jours. il m'est difficile d'en parler parce qu'il s'en va à droite et à gauche, avec toutefoisune certaine continuité. Les personnages centraux sont deux étudiants, un garçon et une fille, un professeur très pétrifié qui se dépétrifie sur le tard et un super-professeur qui est le grand magistrat de la pétrification et qui publie régulièrement des livres de maximes et d'aphorismes. Je cite sa production dans mon livre --une de ses citations longue d'une page et demie est tirée du Dictionnaire des idées reçues de Flaubert et se moque gentiment du bourgeois. Et puis, il y a cette révolution qui échoue, d'ailleurs. Mais ce n'est pas Mai 68 sur Terre, c'est un univers nommé "la salle d'attente" où des abrutis croient à la venue d'un train qui les emènera dans un monde meilleur.
Il me semble que c'est bien plus politique que dans les autres romans... Bien que dans Les graffiti...
Les graffiti, c'est ce que j'ai fait de mieux avec Bradfer et l'éternel, si je peux juger par moi-même. C'est encore moins facilement résumable que les autres, c'est du fantastique métaphysique, ce qui n'est pas très alléchant pour le grand public. C'est l'histoire d'un type, Aldin, qui a des ennuis avec sa maîtresse au point de vouloir se suicider et qui va trouver un autre type qui lui propose un marché : il lui demande de faire une opération non pas vengeresse mais métaphysique et qui consiste à tuer le Prince. Aldin se met donc en quête du Prince. On en trouve des reflets et des échos partout, il y a des gens qui en parlent abondamment, on en parle aussi dans les livres sacrés, mais personne ne l'a vu. Des gens l'adorent, se prosternent devant son image , mais ne le rencontrent pas. Sa quête du Prince plonge Aldin dans des aventures nombreuses. À un moment donné, dans une ville (cela se passe aussi dans un endroit indéfini), il devient l'ordonateur de graffiti. C'est une ville dont les murs sont couverts d'inscriptions de toutes sortes, et il a pour mission, avec un personnel nombreux, de lire tous les matins tous les graffiti, de relever ceux qui sont un peu subversif , ceux qui sont intéressants, ceux qui apportent des lumières... Et il doit faire un rapport général remis aux autorités de la ville qui ira dormir dans les archives sans qu'on n'en tienne jamais compte. Ces graffiti, que je cite énormément dans mon bouquin, sont tirés de trois sources : les auteurs classiques, Montaigne, Pascal, Diderot et d'autres moins connus; les textes surréalistes et le dictionnaire des graffiti patronné par Breton; et enfin, ma propre imagination, sans que l'auteur véritable soit jamais cité en bas de page. Donc, le héros essaie de trouver au travers de ces graffiti des lumières susceptibles de le conduire au Prince. Il y a de fréquentes allusions mais aucune ne lui apporte la lumière, et il quitte la ville en compagnie de celui qui lui avait demandé de tuer le Prince et son gardien. Pour le héros, il ne s'agit pas de tuer des princes mais de tuer Le Prince. Des moyens usuels ne manqueraient pas s'il agissait par vengeance ou esprit de lucre. Mais il s'agit d'autre chose, et c'est là que pointe la métaphysique car le Prince, vous l'avez deviné, c'est Dieu. à la fin de leur aventures picaresques, ils arrivent, dans un décor boréal, devant un palais à moitié en ruines. Aldin est envoyé en reconnaissance, il se balade parmi ces ruines ténébreuses et découvre finalement sur un vaste fronton un dernier graffiti : "Le Prince est mort". Il n'aura donc pas à le tuer et il rejoint les autres pour rentrrer dans la vie ordinaire et faire un enfant à la fille qui les a accompagnés. C'est un personnage assez bizarre, qui joue un peu les magiciennes. Elle ne parle pas mais elle n'est pas muette. Sa maison ressemble à une villa de banlieue posée sur une île qui se déplace au lond des fleuves; elle y reçoit des gens qui lui posent des questions sur leur vie et elle répond en faisant elle aussi des graffiti. Elle écrit avec une vitesse foudroyante sur les murs d'une grande pièce réservée à cet usage et couverte de tableaux noirs...
Il est vrai qu'il est difficile de résumer un tel livre. C'est un peu comme pour Le boeuf...
Oui, et on pourrait croire que c'est également impossible à transposer. Eh bien, j'ai un ami, un jeune réalisateur qui s'appelle Stéphane Kurk, qui veut faire Le boeuf. Il serait sur le point d'aboutir pour la télévision, et c'est Michel Bouquet qui tiendrait le rôle du professeur. Ce projet l'intéresse beaucoup et il aurait même fixé des dates de tournage au début de l'an prochain. Ce garçon est venu me voir avec sous le bras le scénario et les dialogues. Cela m'a beaucoup plu. J'y ai trouvé beaucoup de sensibilité. Si on lui en donne les moyens, il pourra tirer quelque chose de très bien, Et puis là, j'ai pu voir le scénario avant que le film soit réalisé, ce qui n'est pas toujours le cas.
Le mouton enragé ?
C'est un film assez honnête dans l'ensemble, bien qu'il manque tout de même deux ou trois choses. Et puis, ce qui est dommage, c'est que le dialoguiste n'ait repris aucune phrase du roman. Le ton aurait été bien plus fidèle. Enfin, cela a été un gros succès un peu partout, je crois...
Le problème est différent pour l'adaptation de L'archange à la télévision ?
Oui, car c'est moi-même qui ai fait l'adaptation (10). Il y a eu aussi une adaptation radiophonique de Et la planète sauta. C'était Pierre Versins qui en avait pris la responsabilité.
Vous n'avez jamais songé à écrire des scénarios originaux ?
Si, j'en ai fait deux ou trois qui dorment dans mes tiroirs. Il y en a un qui pourrait faire un film commercial. Il y en a un autre qu'un cinéaste du nom d'Agabra aurait voulu tourner mais les producteurs n'en ont pas voulu, prétextant que c'était une histoire d'aveugles... Bien sûr il y a des aveugles. C'est une histoire à la Bunuel, cela pourrait se passer au Mexique ou en Espagne. C'est l'histoire d'une nonne qui n'est pas aveugle mais qui a un beau-frère aveugle et musicien. Et il conçoit cette idée diabolique d'employer des aveugles musiciens pour les faire chanter dans les rues ou les spectacles et recueillir la galette. Il les loge, les nourrit et les exploite. C'est déjà assez bunuelien. Et cela se termine de façon dramatique par la révolte des aveugles. La scène se passe dans un sous-sol où ils veulent tuer leur maître. Il est enfermé, acculé dans un coin. La pièce est éclairée. Ils le cherchent pour le tuer. Et c'est lui-même qui rallume pour montrer qu'il est bien là et qu'il accepte ce qu'ils désirent. J'ai étudié cette scène dans les moindres détails. Cela aurait pu durer un quart d'heure. Mais le scénario dort dans un tiroir. J'en avais parlé à Rossignol, l'agent de Gallimard, qui m'avait suggéré d'en faire un roman pour convaincre plus facilement les producteurs mais cela ne m'a pas tenté, bien que le roman ait pu être plus public que Les graffiti.
J'ai l'impression que les critiques ne vous suivent pas...
C'est vrai. Mes livres se vendent peu et les critiques sont peu nombreux à parler de moi. Ils préfèrent peut-être parler des académiciens pour entrer à L'Académie... Et puis, il y a ceux qui ne comprennent pas. En revanche, il m'est arrivé une histoire fort curieuse : un jour, j'ai reçu une lettre d'un garçon qui m'envoyait une nouvelle pour que je lui donne mon avis. C'était très curieux, c'est-à-dire très bon. Je lui ai répondu et il m'a alors parlé des Graffiti pendant une quinzaine de pages. Il en a fait une analyse très serrée, à tous les niveaux, pour me dire à la fin que ce livre aurait du sortir dans une collection philosophique.
Blondel, Bruss... Il y a encore bien d'autres personnages en vous, je crois...
J'ai fait un certain nombre de traductions de l'anglais, dont un livre de Menahem Beghin que j'avais rencontré pour l'occasion. Et puis il y a eu deux Van Vogt, La guerre contre le Rull et La maison éternelle qui traduit pour le Fleuve Noir s'est retrouvé chez Opta, en "Galaxie-bis". À une époque, j'ai écrit un certain nombre de livres alimentaires et des romans érotiques sous le pseudonyme de Georges Brass (10). L'un d'eux, L'amour ne se mange pas en salade (11), était assez littéraire. Il s'est bien vendu et pourrait même être réédité..
Ce gros roman est paru aux éditions de la Pensée Moderne sous le pseudonyme de Marcel Castillan (12) et Lattes l'a repris il y a quatre ans sous un pseudonyme différent, celui de Roger Fairelle. C'est pour cet ouvrage que j'ai battu mon propre record : j'ai écrit 36 pages à la machine la même journée. en commençant tôt le matin et en finissant tard le soir. Don Juan a été traduit en espagnol (13) et en allemand (14) . C'est un roman de cape et d'épée, dans la grande tradition populaire. Mais j'ai tout de même eu la surprise un jour d'être invité par un professeur en Sorbonne à faire une conférence sur mon livre Cela se passait à l'amphi Descartes et il y avait plus de 400 étudiants. Cela faisait partie d'un cours général sur le mythe de Don Juan....
Et à part Les fontaines pétrifiantes, vous avez d'autres projets ?
Rien, absolument rien. Je suis malade depuis un an et il m'est impossible d'écrire. Et puis quand je n'écris pas, je m'emmerde ! (15)
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NOTES
(1) Pieu mensonge de l'auteur qui semble vouloir faire oublier les 5 livres publiés sous son vrai nom de René Bonnefoy entre 1928 et 1932...
(2) Ed. Le Portulan, 1946. Réédit. en 1971 chez Robert Laffont ("Ailleurs & Demain Classiques") et en 1979 au Livre de Poche.
(3) La collection à laquelle fait ici allusion René Bonnefoy est "Temps Futurs" chez Jean Froissard où il publia en 1953 son deuxième roman de SF, Apparition des Surhommes avant d'entrer en 1954 au Fleuve Noir "Anticipation" avec SOS Soucoupes (#33).
(4) Gallimard, 1956 et 1974.
(5) Film de Michel Deville (1973) sur un scénario de Christopher Frank, avec Jean-Louis Trintignant dans le rôle principal ainsi que Romy Schneider, Jean-Pierre Cassel et Jane Birkin.
(6) Robert Laffont, 1963.
(7) Robert Laffont, 1964, Lattes, 1979.
(8) Robert Laffont, 1966.
(9) Sous les marques J.C. Lattes/Edition Spéciale (La grande parlerie, 1973 et Un endroit nommé la vie, 1973) puis J. C. Lattes ( Oh ! Oh!, 1974, Les graffiti, 1975 et Les fontaines pétrifiantes, 1978). Le lien avec Jean-Claude Lattes ne faiblira jamais jusqu'à la mort de René Bonnefoy en 1979. Certaines éditions de chez Lattes ont pour couverture des peintures de René Bonnefoy.
(10) Réalisé par Olivier Ricard en 1967.
(11) Certains prêtent ce pseudonyme à... Frédéric Dard (!), lequel ne l'a jamais reconnu, et pour cause ! Le fait que les Éditions Lutecia, qui ont publié 7 des 8 "Georges Brass" entre 1952 et 1955, avaient leur siège social à Lyon y est probablement pour quelque chose...
(12) Le premier "Georges Brass", en 1951, et le seul à n'être pas sorti chez Lutecia mais aux Édition B.N. à Paris.
(13) La vie voluptueuse de Don Juan, Éditions de la Pensée Moderne, 1954, repris par J.C. Lattes/Édition Spéciale en 1973 sous le même titre mais sous le nom de Roger Fairelle.
(14) Don Juan, CVS, Madrid, 1975.
(15) Aucune trace de cette traduction dans les catalogues de la Bibliothèque Nationale Allemande...
(16) En fait, un dernier roman signé B. R. Bruss (mais qui ressemble fortement à un "Roger Blondel" publié sous un nom plus connu des amateurs de fantastique), Les espaces enchevêtrés paraitra en 1979 aux Éditions NéO, dans la collection "Fantastique/Science Fiction/Aventures".
Une interview télévisée de ROGER BLONDEL réalisée par Bernard Pivot en 1978, est disponible sur le site de l'INA ici :
RDN